En quoi la pensée et les travaux d’Alexandre Marc sont-ils aujourd’hui encore actuels ?
C’est une question embarrassante et, à certains égards, une question vaine. Qu’aurait répondu celui à qui on aurait demandé, vingt ans après la mort de Marx et d’Engels, en quoi le marxisme et le communisme étaient d’actualité ? D’une certaine manière, c’est un peu la même chose pour la pensée d’Alexandre Marc et la doctrine fédéraliste : on peut juger que ce qu’il en reste est peu de choses, mais ce serait insulter l’avenir d’en tirer des conclusions définitives. D’une manière schématique on peut dire qu’en tant que doctrine globale, si on la considère comme un tout dont les différents aspects sont indissociables, il est évident que la révolution fédéraliste que prônait Alexandre Marc, ne semble pas à l’ordre du jour, ni en Europe, ni ailleurs.
Pourtant l’empreinte de certaines des idées qui constituent les bases du corpus fédéralistes, marque incontestablement l’évolution actuelle de la pensée aussi bien que celle des institutions et du droit.
Ainsi en est-il du postulat de la doctrine fédéraliste que constitue le constat du caractère global de la crise, analysée comme crise de civilisation, conception à laquelle sont ralliés de nombreux penseurs de premier plan et qui sous-tend les réflexions sectorielles de nombreux observateurs de l’évolution du monde d’aujourd’hui. Cela est tout particulièrement remarquable dans la dénonciation de l’Etat-Nation comme expression majeure de cette crise et qui en fait le symbole de sa globalisation, le lieu où sont synthétisés et exacerbés ses différents aspects comme totalité.
Les concepts pour lesquels il s’est battu se sont-ils quand même imposés ?
Imposé serait trop dire mais, même s’ils ont souvent mal compris, dévoyés ou mal transcrits, les principes de base de l’architecture d’une société fédéraliste globale connaissent une fortune certaine dans la réflexion réformatrice. Ainsi en va-t-il de l’autonomie, de la participation, de la coopération. Et il en est deux qui ont fait, d’ores et déjà, une entrée en force dans la réalité de nos sociétés : ce sont, d’une part, la subsidiarité inscrite aujourd’hui dans les textes fondamentaux de l’Union européenne et qui se traduit, dans nos pays par la revendication de toujours plus de pouvoir des communautés de base et, d’autre part, le primat du droit, consacré par une référence, parfois même inconsidérée, au fameux Etat de droit, devenu l’archétype de la démocratie.
En fait, il s’agit donc essentiellement des principes institutionnels du fédéralisme politique. De recettes pour organiser les pouvoirs publics.
Pas seulement. Et on pourrait en citer beaucoup d’autres, sous jacents aux efforts d’adaptation de nos sociétés aux divers bouleversements qu’entrainent les révolutions technologiques en cours. Je citerai seulement, parmi ceux-là, cette place particulière qui revient à l’institution centrale du fédéralisme économique qu’est le minimum social garanti. Alexandre Marc et ses amis en ont fait, plus qu’un instrument de régulation économique, celui de la justice sociale et de la désaliénation de l’homme. C’est cette idée qui, aujourd’hui nourrit sous le nom de revenu universel un débat central des économistes et des politiques.
Il faut bien comprendre que toutes ces idées sont nées dans une période historique du totalitarisme triomphant, qu’elles s’inscrivaient à contre courant du mouvement qui allait précipiter l’Europe et le monde dans la guerre totale. Qu’elles aient ensemencé à bien des égards la pensée de notre époque et qu’elles soient bien vivantes près d’un siècle plus tard, est une preuve éclatante de leur pertinence prophétique.
Alexandre Marc a-t-il pensé la question de la construction européenne ?
Bien sûr ! Il suffit de considérer le titre des livres et des innombrables articles qu’il y a consacrés et qui on nourrit son action militante.
Le sujet l’a même accaparé pendant une vingtaine d’années au point que certains ont fini par ne voir en lui que le militant de cette cause. Si, à partir de la fin des années soixante, c’est à sa réflexion doctrinale qu’il s’est prioritairement consacré c’est, sans nul doute, parce qu’il pressentait une dérive de la construction européenne qui l’éloignait de sa conception : celle d’une authentique fédération, qui deviendrait le cadre prédestiné de la révolution fédéraliste - seule réponse possible, pour lui, à la crise globale. On ne peut contredire cette vision : l’Europe telle qu’elle se présente de plus en plus, inspirée par une idéologie individualiste et consumériste est loin du modèle d’essence personnaliste et anti capitaliste pour lequel il s’était engagé au lendemain de la guerre et on peut douter qu’elle en prenne la voie. Reste, cependant, que les thèses fédéralistes son toujours présentes dans le débat européen, que ce soit dans les institutions - du moins dans le parlement européen - ou dans l’opinion. Peut-être apparaitront-elles un jour, comme un recours face à l’échec.